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Le vendredi en fin de matinée, au terme d’une longue conversation avec T.E. Carlson, le vieux physicien se servit de ce qui n’était encore qu’un défaut ou un signe dont personne ne pouvait déchiffrer le sens, pour persuader l’ex-agent du F.B.I. de poursuivre sa filature pendant quelques jours encore. Si Carlson accepta, ce ne fut point par faiblesse mais plutôt par loyauté, au nom d’une fidélité envers un homme qu’il admirait et auquel il devait bien ce dernier service. T.E. Carlson repartit donc aussitôt pour Londres dans le sillage de William Ashby, à demi convaincu du bien-fondé de sa mission, mais décidé à servir son maître jusqu’à ce que s’écroule ce pitoyable château de cartes.
Resté seul, Arnold Wellman s’enferma dans son cabinet de travail pour réfléchir. Les deux cassettes vidéo se trouvaient posées sur son bureau, bien en évidence. Elles avaient tout à coup acquis une importance hors de proportion avec ce qu’elles étaient supposées représenter. Mais leur hermétisme, ou plus exactement la banalité de leur contenu associée à cette inexplicable petite lumière, leur conférait un intérêt qu’il était bien obligé de prendre en considération. Car, dans le vide de son enquête, il ne lui restait plus que cela. Quels étaient le sens et la portée de ces images mentales ? Arnold Wellman commença par raisonner par l’absurde. Il supposa comme acquis que cette petite lumière qui surgissait à la cent soixante-troisième seconde des impulsions encéphaliques de William Ashby avait une signification, et que sa disparition sur la seconde copie en avait une également, nécessairement liée à la première.
La question de savoir quel était le contenu exact de ces images mentales, et la signification du coup de flash, l’amena à considérer l’affaire sous un jour nouveau. La logique de son raisonnement, au-delà du rôle que pouvaient y tenir le Japonais Oda Sukumi et William Ashby, le conduisit à une évidence qui lui avait jusque-là échappé : et si Hans Buschmeyer, David Backmann et Léonard Guinzberg s’étaient rendus à Tokyo pour y rencontrer Oda Sukumi ? Il s’étonna de ne pas y avoir pensé plus tôt, tant il lui était facile d’obtenir la réponse, et il décida sur-le-champ de passer à l’action. Il alerta Peter Grall, son informaticien, lui demandant de rechercher quels avaient été les déplacements effectués par les trois hommes au cours de l’année écoulée. Cela étant fait, il demanda à Dan Morris de l’accompagner à Boston.
Au début de l’après-midi de ce même vendredi, Arnold Wellman se fit déposer devant le 644 Common Avenue, dans le quartier des universités. L’immeuble de quatre étages et de facture moderne abritait un certain nombre de services rattachés au Massachusetts Institute of Technology, dont la Computer and Graphie Agency of Cambridge, l’agence d’images synthétiques, dirigée par Norman Lewis. Norman Lewis avait été un de ses élèves à l’époque où il enseignait la physique théorique à la Harvard University. Après avoir obtenu son doctorat, Lewis s’était spécialisé dans la recherche informatique appliquée aux images. Les deux hommes s’enfermèrent pendant trois heures pour disséquer image par image les deux copies que Wellman avait amenées avec lui. Norman Lewis, l’un des grands sorciers en ce domaine, avait acquis la réputation d’être incollable quelle que soit la complexité du problème posé. Il ne put satisfaire la curiosité de son visiteur. Les images mentales de William Ashby l’étonnèrent par leur qualité, mais elles étaient des plus classiques, tout au moins à son niveau. Il s’agissait d’une idéographie du débit sanguin cérébral obtenue par le biais d’un isotope radioactif, du xénon 133 très certainement, et filmée par une caméra à positrons. Rien de bien nouveau, sinon que le paysage cérébral se trouvait pour la première fois, non pas photographié, mais saisi en mouvement et dans sa continuité.
— Que peut-on conclure de ces images ? demanda Wellman.
— Il n’y a rien de bien secret là-dedans, professeur, répondit Norman Lewis. Cela permet d’établir certains diagnostics dans le cas de traumatismes crâniens, de tumeurs ou d’épilepsies, ou bien, en recherche pure, d’étudier les stimuli qui régissent le fonctionnement du cerveau dans différentes conditions.
— Vous avez entendu parler d’Oda Sukumi ? C’est lui qui réalise ces images.
— Jamais entendu parler de lui, professeur.
— Quel est l’intérêt de ces images d’après vous ?
— Je n’en vois qu’un, la beauté du spectacle. Il s’agit d’une première, personne jusqu’à maintenant n’a réussi à obtenir des images filmées de cette qualité.
— Et ce coup de flash, qu’est-ce que vous en pensez ?
Norman Lewis ne fut formel que sur un point, il ne pouvait s’agir en aucun cas d’un défaut ou d’un accident, mais d’un signal volontairement imprimé puis effacé. Le jeune chercheur le définit dans son jargon comme une perle ou une fléchette, termes qui désignaient en général l’émission d’une fréquence sonore. Mais il ne put ni en préciser l’origine ni en deviner le sens. Le coup de flash restait énigmatique et gardait son secret.
Pendant le voyage du retour, Arnold Wellman chercha à comprendre quel était le fil qui reliait tous les éléments dont il disposait. Il se força à récapituler. En l’espace de quinze jours, le cerveau de trois savants de haut niveau avait été foudroyé. Première constatation, il connaissait personnellement ces trois hommes. L’un d’entre eux, Hans Buschmeyer, avait, au moment de mourir, envoyé ses dernières cogitations de neurophysicien, sous la forme d’un petit cahier bleu, à William Ashby, son propre successeur au collège de la Fondation. A l’opposé, un jeune savant japonais filmait les images mentales de ses visiteurs, et William Ashby s’était entiché de lui au point de vouloir le désigner pour lui succéder un jour comme Titulaire. Les faits s’arrêtaient là, et hormis son intuition qui le ramenait toujours au même point de départ, une menace imprécise dont il se croyait la cible, il ne disposait d’aucune certitude. Il était coincé, impuissant, et incapable d’avancer dans cet imbroglio.
En arrivant à Indian Hill Road, Arnold Wellman se trouvait dans un état d’esprit proche du découragement. Cela ne lui ressemblait pas, mais la journée qu’il venait de passer avait été épuisante, stérile. Une note lapidaire déposée sur son bureau par Peter Grall réveilla soudain son intérêt. Buschmeyer, David Backmann et Léonard Guinzberg avaient tous les trois effectué un voyage au Japon. Guinzberg, le premier, s’était rendu à Tokyo au mois de mai de l’année précédente pour participer à un colloque. Hans Buschmeyer y était allé au mois d’octobre, sur une invitation de l’université de Kyoto, et David Backmann avait accepté une série de conférences au début de l’année en cours. La note s’arrêtait là, précisant qu’aucun élément ne permettait de savoir si les trois hommes avaient rencontré le Japonais Oda Sukumi, encore moins s’ils avaient accepté de se glisser sous le casque de la caméra à positrons pour se laisser filmer le cerveau.
Malgré ses carences, l’information était d’importance. Arnold Wellman l’accueillit avec le calme qui caractérise les grands esprits dans les moments cruciaux. Il n’éprouva nullement le besoin de s’asseoir, son rythme cardiaque ne s’accéléra pas et il n’eut pas le sentiment d’être plus attentif aux événements. Au contraire, il continua à marcher de long en large comme il en avait l’habitude, en s’efforçant de saisir la signification de cette nouvelle donne, sans pour autant en surestimer la portée. Il disposait maintenant d’un point de départ acceptable. Le fait que Hans Buschmeyer, David Backmann et Léonard Guinzberg soient tous les trois passés par Tokyo ne pouvait être une simple coïncidence, ou, si c’en était une, il devait s’en assurer. Il y percevait plutôt la démonstration quasi mathématique de la force d’attraction qu’exerçait le jeune savant japonais en cette affaire. De là à supposer que les trois hommes, et William Ashby lui-même, s’étaient laissés influencer par Oda Sukumi et, plus encore, d’en conclure que le directeur des recherches de Mitsubishi profitait de ses expériences pour endommager d’une manière ou d’une autre le cerveau de ses visiteurs, il y avait une marge qu’il ne pouvait franchir sans en vérifier le bien-fondé.
Cette nuit-là, Arnold Wellman veilla très tard dans son cabinet de travail. Une tempête qui menaçait depuis plusieurs jours éclata soudain, violente et sifflante comme si elle voulait tout emporter sur son passage. Son déchaînement fut tel que l’océan brisa digues et pontons au sud de l’île, et c’est dans le lourd et puissant gémissement du vent que le physicien s’installa à son bureau pour essayer de classer ses idées suivant un ordre méthodique. En retenant l’éventualité que Oda Sukumi était l’homme qui détruisait les cerveaux, Arnold Wellman devait en accepter les conclusions.
A ce stade de ses réflexions, il se rendit compte à quel point la résolution de son enquête le rapprochait des problèmes de physique théorique sur lesquels il avait planché pendant des années. Les différents éléments étaient là, devant lui, qui le narguaient dans un désordre qui n’était qu’apparent, mais il connaissait la méthode pour les maîtriser et les faire parler. Elle était simple, il lui suffisait d’aligner les termes de l’équation sous toutes les formes possibles jusqu’à ce qu’ils se présentent dans un parfait équilibre mathématique, avec, au bout du compte, un nom et un visage à la place de l’inconnue.
Certes, il n’espérait pas trouver la solution par miracle dans les heures qui venaient, mais le sentiment d’avoir renoué avec la bonne vieille méthode de travail qui avait été la sienne, à l’époque où il dirigeait son équipe de recherche à Harvard, l’excita au plus au point. Indifférent au temps et au vent qui frappait à grands coups contre les murs de la résidence et sur les arbres qui l’entouraient, il s’installa devant son tableau noir et se prépara à plancher.
Il commença par écrire en haut à gauche, à la craie blanche, les noms des trois victimes : Buschmeyer-Backmann-Guinzberg. En dessous, au centre du tableau, il inscrivit ses propres initiales, qu’il entoura d’un cercle énergique. En bas à gauche, il plaça le nom de William Ashby, et à l’extrême droite, bien à l’écart, celui d’Oda Sukumi. Il recula pour apprécier la disposition de son schéma avant de relier les différents éléments entre eux, suivant des lignes de force qu’il estima essentielles. D’abord lui-même aux trois victimes, écrivant le long de chaque trait, pour Buschmeyer : 1920-1984 ; pour Backmann : 1972, et pour Léonard Guinzberg : 1957. Un trait rouge, le long duquel il traça : le cahier bleu, réunit Hans Buschmeyer à William Ashby ; un second relia Ashby à lui-même, et un troisième, souligné par : images mentales, alla de Ashby à Oda Sukumi.
Arnold Wellman s’éloigna à nouveau du tableau noir pour mieux saisir le schéma dans son ensemble. Prenant une craie de couleur différente, il entoura d’un large cercle les trois noms des victimes et, d’un seul trait, il les relia à un cercle entourant le nom de Sukumi près duquel il écrivit : Tokyo. Il s’arrêta un instant, le bras levé, puis compléta : Tokyo Sukumi, suivit d’un large point d’interrogation.
Parvenu à ce stade, Arnold Wellman jugea qu’il avait établi les principaux éléments de son équation. Il prit une chaise et s’installa en face du tableau, décidé à se laisser aller à cette faculté propre aux enfants et aux grands créateurs : la perception syncrétique. Son bout de craie entre les doigts, les yeux à demi fermés, il s’appliqua à effacer de son esprit toute trace de raisonnement logique jusqu’à parvenir à cet état de demi-conscience où la vision analytique s’estompe au profit d’une imprécise rêverie. Les minutes passèrent, tandis qu’au-dehors la tempête redoublait encore de violence. Arnold Wellman oublia son tableau noir, il se laissa emporter par la fureur tourbillonnante de la tempête, il survola le parc et ses arbres agités par le vent, il survola l’océan et son écume, perçut le choc cinglant des lames contre les récifs de Gay Head, il s’endormit peut-être, rêva probablement, mais resta droit sur sa chaise, sans bouger.
Lorsqu’il reprit conscience et qu’à nouveau le schéma s’imposa à son esprit, il était presque cinq heures du matin. Il se leva alors et traça sans hésiter ses conclusions sur le tableau noir : Ahsby, victime potentielle. Il souligna et ajouta à la suite : Carlson doit le protéger jusqu’à nouvel ordre.
En dessous, il aligna trois questions : Qui est Sukumi ? Pourquoi filme-t-il les cerveaux ? Pourquoi Ashby l’a-t-il choisi pour successeur ?
— Il faut mettre Pevsner sur l’affaire, il est le seul à pouvoir enquêter à fond et à conclure si nécessaire.
— Convoquer Ashby et l’interroger.
Son bras resta un moment en arrêt, dans un geste d’hésitation, avant d’écrire en dessous :
— Jessy Flanagan.
Il hésita encore, entoura le nom d’un cercle, comme pour gagner du temps, puis il traça, très vite : elle doit aller voir Sukumi comme prévu. Ne la prévenir de rien, elle peut jouer le rôle d’appât.
Au moment de reposer le morceau de craie, il se reprit une dernière fois, écrivant : Important, Carlson doit absolument récupérer le cahier de Hans Buschmeyer. Il souligna cette dernière phrase en appuyant si fort sur le tableau que la craie se brisa, lui échappa des doigts, et alla rouler sur le parquet.
Ce n’est qu’à ce moment-là que le vieux physicien se permit un temps de repos. Mais cette nuit-là, Arnold Wellman n’eut pas la force de se déplacer jusqu’à sa chambre, il se laissa tomber sur le divan qui occupait un angle de son bureau. Il s’endormit presque aussitôt.